viernes, 12 de febrero de 2016


COLOMBIE : PARAMILITARISME DE « 5ème GENERATION »
Des éléments pour le caractériser et le désarticuler
CARLOS MEDINA GALLEGO
Enseignant – Chercheur
Université Nationale de Colombie
Centre de Réflexion et de Suivi du Processus de Paix - CPSPP
Traducido por Catherine Marchais

Ces dernières années, le phénomène du paramilitarisme a occupé un espace particulier dans les études et les analyses sur le conflit social et armé en Colombie. C’est une thématique d’une importance majeure pour la définition des politiques publiques en matière de sécurité, qu’il convient de traiter d’une manière adéquate dans les comportements institutionnels et sociaux qu’il affecte et dans les liens particuliers et complexes qu’il tisse dans la vie nationale. C’est également devenu une thématique centrale dans les processus de solution politique du conflit armé car sa désarticulation est l’unique garantie permettant de sécuriser le chemin vers une paix stable et durable.

La thématique des bandes criminelles (BACRIM) et du néoparamilitarisme a surgi dans le contexte de la défense que le Gouvernement de la Sécurité Démocratique avait fait des processus de démobilisation des groupes paramilitaires, afin de prouver leur efficacité et leur succès complet. Pourtant, pour un groupe significatif de chercheurs, pour les organisations de la population civile et pour les organismes de défense des droits humains, les bandes criminelles et le néoparamilitarisme sont la continuité du phénomène paramilitaire avec un nouveau nom. Des théoriciens, des experts, des enseignants, des organismes nationaux et internationaux, et l’Etat lui-même, ont multiplié leurs efforts pour constituer une espèce de concept qui puisse distinguer ce phénomène, dans ce qu’il représente pour les dynamiques du conflit social et armé dans le pays.

Les études et les estimations à ce sujet envisagent essentiellement trois approches : La première considère qu’il n’y a rien qui différencie substantiellement les bandes criminelles et le néoparamilitarisme du vieux paramilitarisme ; la deuxième souligne qu’il y a là une reconstitution du phénomène à partir de l’articulation de groupes qui ne s’étaient pas démobilisés et qui se sont renforcés avec le retour des démobilisés quand les programmes du Gouvernement se sont terminés : n’ayant pas trouvé de solution à leur situation, ils se sont retournés vers le développement d’activités du narcotrafic, et ont laissé les bases de la contre-insurrection, quoiqu’ils ne les aient pas complètement abandonnés ; la troisième approche considère qu’il y a là une organisation criminelle bien structurée, dédiée à l’administration du territoire et au développement de l’économie illégale, dans le cadre d’une conception du capitalisme criminel qui irrigue, contrôle, domine des territoires étendus et des populations, et qui a recours aux actifs issus du paramilitarisme et à leur stratégie de la peur et de la terreur. Pour le propos de cet article, il est nécessaire de développer les termes, définitions, caractérisations, sens et interprétations de la réalité actuelle de ces groupes dans différentes régions du pays et de regarder les caractéristiques qu’ils assument dans leurs liens avec les autres acteurs.

Les conceptions au sujet des bandes criminelles et du paramilitarisme en appellent à l’élaboration de référents théoriques basiques qui permettent de délimiter conceptuellement le phénomène et de le caractériser conformément à sa perception et à son existence réelle. Sans prétendre résoudre cette situation en construisant une nouvelle typologie ou une nouvelle théorie complète, nous disons qu’il serait pertinent de souligner ce qui est perçu sur le terrain dans les actions de ces groupes.

A partir de 2007, un modèle de paramilitarisme de cinquième génération a commencé à se développer. Ses caractéristiques essentielles reposent sur les éléments suivants :

Primo. Il existe des groupes illégaux qui agissent de manière active dans différentes régions du pays et qui ont influé de manière continuelle et systématique dans la sphère économique et sociale. Ils ont acquis la reconnaissance tacite de la population qui se comporte de manière prudente et obéissante face à ces structures de nature criminelle.

Secundo. Ces groupes, à différents niveaux, se sont appropriés le territoire et y développent des activités qui se meuvent entre l’illégalité et la légalité, avec des prête-noms qualifiés qui leur permettent d’accéder à des activités économiques conventionnelles, de laver les capitaux et de construire de vigoureuses affaires qui se nourrissent de l’illégalité avec des couvertures légales incontestables.

Tercio. Pour ces groupes, l’activité principale continue à être le narcotrafic mais ce n’est pas la seule. Ils construisent une économie illégale autour de l’impôt maffieux, des micro-marchés des narcotiques, des jeux de hasard, de l’achat-vente, du trafic d’armes et de personnes, de la prostitution, de la contrebande d’essence, de l’extraction minière illégale, parmi des centaines d’autres activités. 

Cuarto. Ils investissent également dans le développement d’affaires conventionnelles, principalement dans l’élevage, l’agriculture, l’agroalimentaire, les mines, le transport et le commerce. 

Quinto. Ces groupes ont atteint un degré élevé d’influence sociale. Dans certaines zones, ils constituent l’autorité et sont source d’emploi pour une population qui a été exclue des circuits économiques conventionnels et qui se trouve dans des conditions de précarité extrême.

Sexto. Leur base sociale est constituée par des groupes familiaux, des relations de parentèle et d’amitié avec des traditions fortes de loyauté. Dans certaines régions, ils ne viennent pas d’ailleurs, ils sont nés et ont grandi dans les processus locaux. Les cas de recrutements forcés sont rares : il y a une incorporation volontaire, recherchée comme alternative de vie face à l’absence d’opportunités.

Septimo. De manière directe ou indirecte, les groupes exercent un contrôle sur la sphère publique. Dans bien des cas, ils contrôlent le pouvoir local et définissent son fonctionnement. Ils ont un régime fiscal parallèle qui fonctionne de manière systématique et sans aucun registre, et qui est considéré comme une contribution aux tâches de sécurité dans la zone qu’ils maintiennent sous leur contrôle.

Octavo. L’exercice de la violence privée est administré à travers la peur et l’intimidation. Les leaders paysans, indigènes, sociaux, communautaires et politiques sont menacés et maintenus sous contrôle. La vigilance sur le territoire cherche à éliminer la présence d’autres bandes et les assassinats qui se produisent correspondent à des logiques de dispute territoriale.

Nono. Ces bandes ont clairement conscience du caractère productif de la violence, de la peur et de la terreur ; elles administrent ces ressources d’intimidation comme des facteurs de production et qui sont une partie essentielle de leurs affaires. C’est ainsi que, quand elles le considèrent utile, elles engendrent des processus de déplacement forcé des populations, elles procèdent à la spoliation « légale » des propriétés qui les intéressent et des biens accumulés qui s’y trouvent.

Decimo. Elles exercent une vigilance permanente sur le territoire, basée sur un système complexe d’espionnage qui concurrence l’efficacité du système institutionnel. Elles continuent à menacer les formes d’opposition contrôlables et à assassiner les personnes et les groupes considérés comme une menace pour leur survie. Pourtant, contrairement à la vieille époque des massacres et des vagues d’assassinats sélectifs, on est passé à une attitude de contrôle du territoire à travers la peur, la persuasion et les alliances stratégiques de non-agression et de coopération, en cherchant essentiellement à ne pas attirer l’attention.

Undecimo. Certains groupes considèrent qu’il est pertinent de maintenir leur nature antisubversive et se regroupent autour de discours politiques alimentés par des assesseurs qualifiés. Ils opèrent même contre les leaders sociaux et politiques caractérisés à gauche et marqués comme terroristes. Ce sont ceux qui se rapprochent le plus de la qualification de « néo-paramilitaires », tout en se nourrissant des chaines productives des affaires illégales complexes.

Duodecimo. Alors qu’il existe une grande prolifération de petits groupes avec différentes dénominations dans tout le territoire national, leur activité et leur importance est délimitée par leur capacité d’action, leur influence sur la vie locale et régionale, et la possibilité d’arriver à imposer des accords et à les faire respecter par d’autres groupes similaires. Certains groupes, grands ou petits, opèrent plus comme des bandes de délinquants que comme des groupes du crime organisé. De nombreux petits groupes succombent par cooptation des grands groupes ou sont anéantis par les opérations de nettoyage qu’ils développent.

Tredecimo. Les bandes criminelles et le néoparamilitarisme ne sont pas confédérés commes les AUC. Ils opèrent territorialement comme des groupes locaux et ne développent plus les expéditions d’occupation de territoires disputés aux guérrillas. Au contraire, dans certaines régions du pays, ils établissent avec elles des accords de non-agression et de distribution du territoire. Les groupes les plus importants sont « Los Rastrojos » (les résidus), « Los Urabeños » (ceux de la province d’Uraba ) et « Aguilas Negras » (Aigles noirs), qui semble plus une raison sociale autour de laquelle on menace et on assassine, qu’un groupe proprement dit.

Quattuordecimo. Les bandes narcotrafiquantes et néoparamilitaires continuent à considérer qu’il est important de contrôler la classe politique locale et régionale. Elle soutiennent et financent avec une grande attention les processus électoraux et politiques, elles cherchent à s’ingérer dans les circuits administratifs.

Le phénomène des BACRIM et du néoparamilitarisme se développe dans les zones rurales ou urbaines, et pas seulement dans les territoires marginalisés. On le rencontre aussi dans les centres de développement économique, social et politique d’importance, dans les grandes villes, dans les principaux départements et régions du pays. C’est la mutation d’un phénomène qui est passé de la lutte anticommuniste et antisubversive, sans l’abandonner, à l’administration criminelle du territoire et aux activités qui rendent possible son développement social, économique et politique.

Il n’existe pas de différence substantielle entre les néoparamilitaires et les bandes criminelles si ce n’est que, pour les premiers, on met l’emphase sur le fait qu’ils sont plutôt liés au contrôle territorial autour du discours antisubversif, alors que les deuxièmes cherchent le développement d’une administration criminelle du territoire, complémentaire de l’économie illégale du narcotrafic et de l’exploitation des ressources minières et agricoles.

Les BACRIM ont des relations avec d’autres agents qui appartiennent à des organisations institutionnelles, commerciales ou délictuelles. Elles s’unissent à eux pour montrer leur potentiel persuasif et violent dans les zones qu’elles maintiennent sous contrôle. Elles ont également un pouvoir économique étonnant, construit sur un processus d’accumulation criminelle du capital. Cela les oblige à compter sur des agents qui coopèrent dans l’administration de leurs affaires et leur indiquent comment se mouvoir et agir dans les circuits économiques.

En synthèse : Conséquence de la politique publique de sécurité et de défense, et résultat de l’échec des processus menés par les gouvernements (Uribe et Santos) avec les organisations criminelles, la société colombienne a vu resurgir le phénomène paramilitaire et sa transmutation vers le contrôle illégal et l’extorsion du territoire. Ce phénomène s’est articulé avec les économies du narcotrafic et l’illégalité, en remplissant de manière supplémentaire des activités de sécurité privée et de contrôle social antisubversif.

Ce paramilitarisme de cinquième génération est beaucoup plus sociétal, sa mimétisation est plus complexe et la manière de le combattre n’est pas du ressort de l’action militaire mais plutôt de l’ordre de l’espionnage et du contre-espionnage de la force publique dans sa capacité à s’infiltrer et à travailler avec les services fiscaux et tous les services de la justice pour désarticuler les noyaux de pouvoir qui le constitue.

La lutte contre cette génération de paramilitaires engage une stratégie de l’Etat organisée autour d’une connaissance profonde du phénomène, de sa complexité, des acteurs et des secteurs qu’il implique et de leur manière d’agir sur le territoire et les populations. Pour ce faire, il est nécessaire de construire une structure institutionnelle et sociale qui agisse de manière coordonnée, qui se développe aux niveaux national et régional, qui soit constituée par des institutions de la force publique, particulièrement les unités d’espionnage et de contre-espionnage, les services fiscaux, la police judiciaire, les services de la Justice, les organisations de défense des droits humains, pilotés par les Ministères de la Défense et de l’Intérieur, entre autres organismes et institutions qui pourraient former une force institutionnelle suffisamment forte pour affronter et désarticuler le phénomène en prenant en compte les aspects suivants :

Primo. Définir avec une grande clarté une rupture institutionnelle et politique entre l’Etat et le phénomène du paramilitarisme, dans la complexité qu’il entretient sur les champs de l’économique, du social, du politique et du militaire. Il est nécessaire de déparamilitariser l’Etat, en le libérant des approches erronées de la sécurité et de la défense qui impliquèrent des civils et des militaires dans les pratiques illégales et criminelles contre la population civile pour le développement de la lutte contre l’insurrection. Cela sous-tend un travail d’asepsie générale de la force publique et le remplacement de tous les chefs militaires et policiers qui sont impliqués avec le paramilitarisme dans les territoires, ainsi que l’établissement d’un ordre de conduite circonscrit au mandat constitutionnel et au rôle que doit y jouer la force publique.

Le travail d’espionnage et de contre-espionnage à l’intérieur des institutions militaires est essentiel pour leur assainissement. Il s’agit de combattre les pratiques de l’illégalité et de la criminalité des groupes qui opérèrent en leur sein et qui, cherchant des reconnaissances institutionnelles, ont voulu atteindre des résultats indépendamment de la légalité des routes suivies. Il est nécessaire d’être vigilant sur les structures de commandement qui opèrent dans les territoires où le phénomène est consolidé afin d’éviter la cooptation et leur implication dans le paramilitarisme.

Secundo. L’Etat, à travers toutes ses institutions, doit exercer une vigilance stricte sur les élus et sur leurs pratiques de gouvernement dans les territoires où opèrent les groupes paramilitaires. Il doit garantir que les fonctionnaires qui occupent des charges d’administration publique sont libres de tout soupçon de relation avec les groupes paramilitaires. Diriger les actions des organismes de contrôle sur les aspects opérationnels et contractuels de la gestion publique, et sur la veille des exécutions budgétaires, souvent récupérés par le paramilitarisme. Il doit intervenir sur les institutions, les entreprises et les organisations avec qui il contractualise et faire les enquêtes nécessaires permettant de protéger l’exécution budgétaire des pratiques criminelles de corruption tendant au renforcement du paramilitarisme. Il faut soustraire les administrations locales, départementales et nationales des influences et des pressions du paramilitarisme, en sauvegardant l’institutionnalité de l’Etat dans toute sa dimension et complexité. Cela exige de créer dans la mentalité de ceux qui sont liés à l’administration publique, une disposition éthique et morale, et une attitude pratique qui ne se laisse pas impliquer dans des activités liées au pouvoir paramilitaire.

Tercio. Les partis politiques doivent exercer la plus grande vigilance sur leurs dirigeants et sur leurs militants, particulièrement sur ceux qui aspirent à occuper des charges électives. Ils ne peuvent plus continuer à être des fournisseurs de blanc-seing qui permettent à la délinquance du crime organisé du paramilitarisme de s’emparer de l’Etat. Il est nécessaire de récupérer, protéger et garantir la sécurité éthique et politique du système des partis et du système électoral. Le paramilitarisme de cinquième génération a dans ses projets la capture de l’Etat et son instrumentalisation au service du capitalisme criminel. Les directions des partis et leurs comités d’éthique doivent dessiner une stratégie de sécurité pour leur propre organisation concernant ceux qui aspirent, au nom de leur organisation, à la représenter dans le développement de la gestion publique, tout en étant des agents du paramilitarisme.

Cuarto. Il est nécessaire de libérer l’activité économique des pressions extorsives du phénomène paramilitaire et de conduire les chefs d’entreprise, les commerçants, les éleveurs, les agriculteurs, et les travailleurs de tous les secteurs à se maintenir du côté de la légalité, à ne pas établir d’alliance avec les groupes illégaux, à ne pas servir de prête-noms ni accepter le blanchiment d’argent, à ne permettre aucune pratique d’extorsion. L’Etat doit faire un travail intense avec les associations professionnelles et les chefs d’entreprise pour les soustraire aux processus de para-économie et de narco-économie.
Quinto. Il est nécessaire de travailler avec les communautés où le paramilitarisme s’est socialisé, où il a lié ses membres à différents niveaux et avec différentes tâches d’ordre légal ou illégal. Il est urgent de déparamilitariser la mentalité des populations et de dépasser son acceptation du phénomène comme s’il était naturel. 

Une culture de la légalité doit chercher à s’installer dans ces communautés, en s’appuyant sur une offre d’opportunités et une présence de l’Etat chargée de droits. L’église, la famille, l’école, le contexte social et institutionnel en général, doivent fonctionner dans le cadre d’un projet éthique et politique qui ne cherche pas à trouver dans l’illégalité la solution à ses problèmes. Solution dont la responsabilité d’aider à résoudre incombe, en matière sociale et en matière de droits, à la société en général, à l’Etat et au modèle économique en particulier.

La déparamilitarisation de la mentalité citoyenne dans les territoires est un des plus grands défis du processus de paix.

Sexto. Il est nécessaire de suspendre les mécanismes de coercition à travers lesquels se créent les conditions d’impulsion des grands macroprojets dans le pays, et qui sont précédés par des faits de violence auxquels participent les institutions et le paramilitarisme. De même, il est nécessaire de délier les entreprises multinationales des influences et des soutiens qu’elles finissent par prêter aux organisations illégales pour pouvoir développer leurs propres projets économiques dans les territoires.

Septimo. Réaliser les enquêtes juridiques nécessaires pour que les responsables du phénomène paramilitaire et leurs bénéficiaires soient châtiés conformément à la nature et à la dimension de leurs délits, à travers la justice ordinaire car leurs crimes sont commis en dehors de la loi de Justice et Paix et du processus de démobilisation paramilitaire.

Octavo. Etablir et sanctionner les relations étroites du paramilitarisme avec le narcotrafic, le blanchiment d’argent et les pratiques de corruption, en soumettant leurs responsables à la justice.

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